jeudi 9 août 2007

Face aux acquis récents
Malaises de notre société

Jocelyne LAMOUREUX





À constater certaines dérives malheureuses entourant l’irruption ultra médiatisée du thème des accommodements raisonnables, on ne peut que souhaiter, entre autres, que des mises au point socio-historiques fassent réfléchir les croisées tous azimuts de la défense des identités culturelles. Comme le questionnement porte fréquemment sur le statut des femmes ou la place de la religion, c’est par ce biais que nous aimerions aborder la question.
Les femmes de la société d’accueil sont, à juste titre, heureuses et fières de constater les efforts et certaines avancées significatives quant à leur émergence comme sujets de droit à part entière dans la plupart des domaines de la vie : politique, travail, famille, mesures sociales, rapports avec les hommes, lutte contre la discrimination, le harcèlement et la violence.
Mais être fières signifie-t-il pavaner insolemment ? Il ne le faudrait pas, car il est impérieux de se souvenir que la démocratie libérale a supporté pendant très longtemps, sans coup férir, les marquages de profondes inégalités liées aux rapports de classe et de genre, aux choix sexuels ou encore aux rapports racialisés. Qu’il suffise de rappeler, par exemple, qu’au Québec les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1940 ; que les mailles du contrat matrimonial sexué — faisant entre autres du mari le maître de la femme et le chef de la famille et ramenant le statut de la femme mariée à celui d’une inférieure au même titre que les enfants et les personnes aliénées — n’ont commencé à se desserrer que durant les années 1960 à 1980 ; que les Québécoises n’ont accédé au contrôle de leur propre fonction reproductive, donc parvenu enfin à la reconnaissance de leur libre arbitre et de la maîtrise de leur corps, que vers les années 1970 ; enfin, que d’autres questions comme l’équité salariale, la conciliation travail-famille et, surtout, une présence équitable dans l’espace politique institutionnel, sont encore bien loin d’être gagnées.
Alors, donc, que faut-il en retenir ? D’abord, que s’il y a des avancées, des victoires, cela est dû au courage, aux longues luttes de plusieurs générations de femmes d’ici, que les victoires sont encore toutes récentes et fragiles, ce qui rend le soi-disant « retard » des femmes venues d’ailleurs plus relatif, et que les fenêtres de la démocratie occidentale sont quelquefois très difficiles à entrouvrir. Cette conscience des gains survenus depuis peu, de leur fragilité et du long parcours qu’il a fallu traverser, doit d’abord être le fait des femmes et des hommes du pays d’accueil, afin de se nourrir soi-même de l’histoire, puis d’être en mesure d’ouvrir un dialogue avec les personnes immigrantes.
La même trajectoire peut être suivie en ce qui regarde un second thème sensible : celui du rapport entre espace public et religion. L’influence de l’Église catholique a été particulièrement prégnante au Québec : servant à assurer la bonne marche de nombreuses institutions — écoles, collèges, hôpitaux, hospices, orphelinats, agences sociales —, servant aussi à réconforter, soutenir et guider des croyants, à protéger la foi et la langue française. Mais la domination et l’ascendance du clergé ont aussi eu leur revers et enfermé la société dans les rets d’une morale étroite, d’une pensée janséniste austère et tatillonne, d’un contrôle social par le religieux, non seulement sur les principales institutions mais aussi sur le déroulement de la vie quotidienne : rapport à l’argent, interdiction du contrôle des naissances, sélection des loisirs, des lectures non à l’index, censure du patrimoine et immixtion dans toutes les sphères de la vie associative (syndicats, organisations populaires, associations de femmes). Il ne faut pas non plus négliger l’alliance entre l’Église et l’État. Le récent débat sur la présence d’un crucifix au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale a permis de rappeler que l’installation de ce symbole religieux en 1936 n’était pas fortuite mais scellait une nouvelle alliance entre le pouvoir clérical et le pouvoir politique de Maurice Duplessis, sorte de concordat. L’emprise du religieux au Québec ne s’est que tout récemment détendue. Voilà pourquoi certains des grands discours actuels sur la laïcité radicale ne trouvent pas beaucoup preneurs. Voilà surtout pourquoi, comme pour la question des femmes, la sensibilité historique est quelquefois à vif. Ce qui peut paraître comme de nouvelles entraves au nom de la primauté des religions dans l’espace public sème l’émoi, alors qu’on ne sait pas encore reconnaître la prégnance, toujours là, d’une culture catholique à la fois dans ses positivités et ses excès à l’égard de l’égalité et de la liberté.
Si on vise à encourager la tolérance en matière de pluralité sociale, culturelle, religieuse, historique et coutumière (objectif du Jumelé, entre autres), une compréhension plus fine des conditions socio-historiques ayant exacerbé les sensibilités sur des thématiques spécifiques comme les femmes ou la religion, de la part autant des personnes issues de la société d’accueil que des personnes immigrantes, est à développer. Se comprendre soi-même et sa société, entrer en dialogue avec l’Autre avec accueil, intelligence et sensibilité, tenter de faire sens de ses peurs, paradoxes, ambiguïtés et questionnements sont des enjeux à prendre à bras le corps.
(1) Jacques Rouillard, « Le crucifix de l’Assemblée nationale », Le Devoir, 27 et 28 janvier 2007.

Cet article est paru dans l'édition Printemps 2007 du Jumelé.

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