vendredi 10 août 2007

Préjugés socialement acceptables ?
Le saisissant décalage

Annie LALIBERTÉ





Après quatre mois passés à Sarajevo, pour étudier les médias d'après-guerre, je suis rentrée au Québec pour Noël, l'esprit quelque peu hagard. Les voyageurs connaissent ce décalage qui les saisit dès leur retour après un long séjour à l'étranger. À ma descente d'avion, cette surprise: de neige, nulle trace. Pourtant, la température clémente ne monopolisait pas les débats. À la radio, je n'entendais plus parler que d' « accommodements raisonnables », une expression soudainement utilisée à toutes les sauces. On a tôt fait de me mettre au parfum.

On parlait d'accommodements déraisonnables. Et moi qui croyais retrouver le Québec de Fernand Dumont, doté de raisons communes. Je sortais à peine d'un terrain en milieu divisé, dans une Bosnie désormais partionnée, au grand dam des vrais multiculturalistes. Touchée par la guerre entre 1992 et 1995, la Bosnie, dix ans plus tard, se bat encore contre ses fantômes, y compris médiatiques. Les médias ont, pendant le conflit, exacerbé les haines en attisant les peurs. Un phénomème bien décrit par un chercheur, David Altheide pour qui les médias jouent un rôle dans la promotion de la peur dans le discours public. La culture populaire viendrait renforcer le phénomène médiatique, d'où ce cercle vicieux : comme les membres de l’audience perçoivent la vie sociale comme potentiellement dangereuse, les médias en viendront automatiquement à assimiler un enjeu à un problème.

Actuellement, je perçois ce mécanisme pernicieux : la production d'une peur d'une dictature d'une minorité sur la majorité. Aussi bien attentionnés soient-ils, les journalistes alimentent ces craintes en accordant un espace démesuré à des anecdotes qui, dans un autre contexte, seraient passés inaperçues. Depuis la nuit des temps, la conciliation a fait en sorte d'éviter le retour à la coercition contre des minorités. D'un point de vue juridique, l'accommodement raisonnable permettait par exemple à une personne handicapée de jouir d'un privilège qui lui facilite la vie, pour peu que cette exception ne mette pas en péril la règle. Au quotidien, c'est le « gros bon sens » qui pousse un citoyen à faire de légers accrocs à la norme pour faciliter la vie d'un tiers. Ce qui s'est passé au YMCA n'a rien à voir avec la conciliation interethnique : il s'agit d'une application maladroite d'un principe déjà bien ancré dans cette société et qui vaut pour l'ensemble des minorités. Des maladresses, il y en a tous les jours, mais elles ne font pas les manchettes. Seuls les cas à connotation ethnique sont pointés du doigt. Depuis que la conciliation interethnique est devenue un « problème » au sens d'Altheide, des heurts bénins font désormais la une. L'on passe sous silence les conciliations heureuses.

Je perçois des glissements de terrain dangereux parce que peu perceptibles. Le sondage révélant qu'une majorité de Québécois se disent racistes a sonné l'alarme. Je crois que le préjugé est inhérent à la nature humaine. L'anthropologie a mis à jour ces mécanismes binaires de la pensée humaine qui apprend en distinguant le Soi de l'Autre. Au sein d'une collectivité, il importe que les citoyens se fassent un devoir de reconnaître leurs préjugés pour apprendre à les combattre. Les sondeurs le diront, la tentation de la désirabilité est le biais le plus fréquent dans tout sondage d'opinion, d'où cette difficulté des études portant sur la sexualité, entre autres. À la question: « êtes-vous raciste? », de nombreux interrogés auront le réflexe de nier, afin de se conformer à ce qui est socialement acceptable.

Voilà ce qui me dérange : la question n'est pas de savoir si les Québécois sont racistes en plus grande proportion, et s'ils comprennent l'exacte définition du mot, mais bien de savoir si le préjugé est perçu comme socialement indésirable ou acceptable, voire accommodant. Je réside à Québec, une ville perçue, plus souvent à raison qu'à tort, comme un milieu clos et conservateur. Il y a de cela quelques années, une sociologue de l'Université Laval avait suscité tout un tollé parce qu'elle avait osé dénoncer la fermeture des gens de Québec, dans un quotidien de la capitale. Je me demande si pareille affirmation causerait une commotion aujourd'hui. Tout récemment, un proche me confiait : « Avec tout ce qui s'est passé, je ne pourrais pas dire que je ne suis pas raciste ». De plaie honteuse, la discrimination serait-elle devenue une normalité assumée ?

Ma dernière discussion à Sarajevo, je l'ai eue avec Mahir, un Bosniaque rentré à Sarajevo après avoir passé cinq ans à Montréal. « Sarajevo ressemblait tellement à Montréal ». C'est ce qu'il avait coutume de dire à ses amis. Il aimait à leur rappeler les dangers de la stigmatisation. Montréal n'est pas et ne sera jamais Sarajevo, ville multiculturelle sur laquelle pèse une Histoire lourde et sanglante, ville hantée par un communisme où il n'y a pas de tradition de critique médiatique. Mais quand je songe à l'utilisation abusive de l'expression « pensée unique » pour dénoncer au Québec tout ce qui est soi-disant « pris pour acquis » et « sclérosé », je m'inquiète de ce qu'on en vienne à attaquer les principes de tolérance qui composent le socle de notre société. La « pensée unique », avant d'être utilisée à toutes les sauces, désignait les idées totalisantes. Pourquoi une telle dérive linguistique ?

Paranoïa de descente d'avion ? Peut-être. Je m'accomoderais volontiers d'une telle hypothèse, si cela pouvait me rassurer sur ma société...

Cet article est paru dans l'édition Printemps 2007 du Jumelé.


Aucun commentaire: