samedi 11 août 2007

Cœur en ballottage

Frans VAN DUN

Vendredi dernier, à la veille des journées de la culture, j’ai eu le plaisir d’assister au spectacle d’une artiste de notre petite ville, L’Assomption, au Vieux palais de justice, un lieu magique. D’emblée, la première chanson vient me déchirer le cœur. Brigitte Dugas interprète « J’reviens chez nous » de Boom Desjardins.

Me revient alors à l’esprit la question que Blandine a posée à Alberto Iscla (article Hommes immigrés éducateurs en CPE) : « C’est quoi pour toi, ta patrie ? »

Je pense que la plupart des immigrants qui ont quitté leur pays, peu importe la raison – guerre civile, chaos, goût de l’aventure, coup de foudre pour une Québécoise… je pense qu’ils répondraient à cette question de la même manière que moi, qu’ils viennent des vieux pays d’Europe, d’Amérique latine, d’Afrique, d’un pays arabe ou d’Asie.

Beaucoup d’entre nous se sont enracinés au Québec, certains connaissent même son histoire et ont découvert ses espaces et ses régions, de Charlevoix à la Gaspésie. Nombreux sont ceux qui ont réussi sur le plan professionnel, en profitant du climat de libre entreprise nord-américain… Je suis de ceux-là. Dans mon pays d’origine, je n’aurais jamais travaillé comme photographe, je n’aurais pas fait de la télévision communautaire devant et derrière la caméra, je n’aurais jamais fondé une boîte à chansons ni un journal régional, et encore moins rédigé des livres tout en gagnant ma vie passionnément comme enseignant dans une école secondaire publique.

Il reste que…



Il reste qu’il n’y a qu’un seul coin de la planète où je ne me fais pas demander « d’où est-ce que tu viens au juste ? » Il n’y a qu’un seul village au monde où les vieux copains de la petite école, rencontrés par hasard, s’exclament : « God verdoeme toch, Frans, comment se fait-il que tu parles encore comme nous après tant d’années ? » C’est bien le plus beau compliment qu’il m’ait été donné d’entendre au cours de ma vie.

Et pourtant, j’ai adoré l’Algérie où j’ai eu la chance de travailler pendant quelques années. J’y ai d’ailleurs eu l’impression d’être sorti d’une oasis saharienne, tant le chant de l’eau des séguias m’était familier, ainsi que la lumière dans les hautes palmes, les lignes mouvantes des dunes de sable, jusqu’au sirocco s’infiltrant partout, et les sonorités gutturales du langage imagé et biblique des amis nomades.

J’ai beau être considéré dans ma petite ville lanaudoise, malgré mon accent de minoritaire audible, comme un concitoyen à part entière…

Il reste que la chanson de Boom Desjardins vient me bouleverser. Plus les années passent, et plus je porte, chevillé à l’âme, le goût de mon enfance lointaine.

J’ai eu le grand bonheur, plus d’une fois, de faire un pèlerinage aux sources en présence de mes filles. Je leur ai montré, je leur ai conté. Montré la maison paternelle, toujours debout, avec son grand jardin débordant de fleurs, de légumes et de pommiers. Parcouru la ruelle où nous jouions au foot au désespoir de la voisine qui se sentait dérangée derrière sa haie. Escaladé le vieux clocher de l’église avec son escalier en colimaçon jusqu’au niveau des cloches où, dans les brèches des vieux murs, nichent encore des hiboux comme jadis. Visité la sacristie où, enfant de chœur, j’ai goûté en secret au vin blanc restant après la messe. Puis, j’ai conté les « pas redoublés » de la fanfare résonnant sur les pavés de la rue principale les jours de fête. Et surtout, j’ai fait remarquer la parlure du patelin avec son accent unique, si différent de l’accent hollandais derrière la frontière pourtant proche… En contant tout ça et bien d’autres histoires plus belles encore, je suis conscient que j’embellis mes souvenirs, mais est-ce que ça ne fait pas partie de leur charme ?

Irrépressibles, ces souvenirs qui remontent…



On entend dire parfois au Québec : « Le fond de l’air est frais aujourd’hui. » Ainsi, de notre âme, le fond de l’air est nostalgique . C’est celui qui évoque les visages, les saveurs et les odeurs qui ont imprégné notre enfance. Ils nous collent pour toujours à la peau.

Oui, même si j’ai réussi mon enracinement au Québec, je me sens par moments comme un arbre déraciné. Ma première patrie restera celle, inamovible, de mon enfance.



Posez la question sur la patrie à n’importe quel immigrant, même à celui qui a perdu sa nationalité d’origine, un soir d’hiver près du feu ou un jour d’été sur le balcon de son appartement ou sur la terrasse de sa maison, et vous verrez cet homme, taciturne de nature peut-être, se transformer sous vos yeux en conteur intarissable. Il se mettra à jaser de sa petite ville ou de son village, d’un vieil instituteur, d’une guérisseuse, de son banc dans un parc, d’un écrivain public, des pâtisseries de sa grand-mère, de ses premières amours, ou encore du cimetière paisible où reposent ses parents.

Quant à moi, contant à mon tour, je me mettrai sans doute à chanter une vieille mélodie du pays flamand, car la chanson traditionnelle a tissé la trame de mon âme.

Mes filles m’écoutent. Mais leur accent est différent et elles ne s’attardent pas encore au passé. Mais nous, les anciens, les arrivants, nous garderons pour toujours le cœur en ballottage, car notre tombe se trouvera loin, trop loin, du terroir de notre berceau.

Heimwee doet ons hart verlangen
Naar de heimat onze jeugd,
Naar de bronzen klokkenzangen,
Zwaar van rouw of hel van vreugd…


Cet texte est paru dans l'édition Automne 2006 du Jumelé.


Aucun commentaire: