samedi 11 août 2007

Nabila Ben Youssef
Humoriste arabe, plus raffinée que cochonne

Frans VAN DUN




Cette femme a du feu dans les veines et garde le goût de l’eau salée de la Méditerranée sur la peau… Qui est donc cette immigrante d’origine tunisienne, et en quelle direction pointent ses ambitions ? Son parcours marginal a récemment alléché les journalistes et presque tout le monde en a parlé dans diverses émissions TV. Belle et rebelle, l’humoriste Nabila Ben Youssef trouve les mots pour se dire, crève l’écran et surprend les francophones. Mais la grande majorité des arabophones ne se retrouvent pas dans ses propos. Dans son domaine, elle fait du sport extrême sur scène !

On peut distinguer dans le parcours de cette dame trois périodes successives : en Tunisie, en France et au Québec où elle est arrivée comme immigrante il y a dix ans. Nabila avait alors 32 ans.

En Tunisie… Quel enchantement de l’entendre parler de son enfance ! Née dans une famille musulmane, nombreuse et traditionnelle, cette période s’est déroulée dans le village de El-Attaya, aux Îles Kerkennah. Son père, malgré sa stricte observance des prescriptions coraniques et son titre de Hadj suite à son pèlerinage à La Mecque, n’a jamais enfermé ses filles dans la cour intérieure de la maison. Il y avait les ruelles du quartier, le petit port de pêche avec ses voiliers et ses felouques, la plage inondée de soleil et les nombreuses fêtes de mariage.

Nabila adorait les escapades en mer, le vent du large et les histoires de pirates. Très tôt elle avait le tour de griller le poisson frais sur la plage, tout en se faisant dorer au soleil. Son bronzage naturel, sa fierté, rendait tout autre soin de beauté superflu.

Aux îles Kerkenah, la vie était assez libre. Il y régnait une mentalité insulaire, à distance du continent, sans trop de contraintes gouvernementales ni policières. Ce n’est pas pour rien que le président Bourguiba y a jadis trouvé refuge avant d’arracher l’indépendance de la Tunisie en 1956.

Dans le village de El-Attaya, les noces revêtaient un caractère social et communautaire. Le battement lointain d’un tambour en signe d’invitation exerçait sur la petite Nabila un attrait irrésistible. Elle arrivait à se faufiler à travers la nombreuse assistance vers l’aire de danse. Alors que traditionnellement garçons et filles, hommes et femmes dansent à part, Nabila se trémoussait au milieu des mâles. Par pur plaisir, et déjà avec le goût secret de plaire et de séduire. Ce faisant, elle brisait un tabou, beau sujet de commérages dans les chaumières, colportés jusqu’aux oreilles de sa mère qui la réprimandait sévèrement, car la petite insolente portait atteinte à la bonne réputation de la famille… Pour la pauvre mère, c’était peine perdue ! À l’appel du tambour, sans réfléchir, tête baissée, la petite fonce, prête à se faire enguirlander par la suite. Cette passion pour la musique, la danse, la fête et déjà le spectacle lui collera pour toujours à la peau.

Plus tard, la famille prend le traversier et déménage vers la grande ville de Sfax où les parents auront le choix des écoles, car ils tiennent absolument à l’instruction des enfants, chance qu’ils n’ont pas eue eux-mêmes. C’est donc à Sfax que va se dérouler l’adolescence de Nabila et que son côté rebelle va s’accentuer. Durant l’été toutefois, chaque année, la famille retourne à El-Attaya, au grand plaisir de celle qui est restée amoureuse de son île natale.



En 1980, il arrive qu’au cours d’une grève de trois mois dans les écoles, Nabila, la jeune féministe qui s’ignore encore, dirige et anime des cercles de discussion plutôt subversifs. Les patriotes démocrates réclament plus de démocratie et de justice ainsi qu’un changement dans la condition féminine. Des lectures assidues de Marx nourrissent les idées pour lesquelles la leader s’enflamme. Mais cette période passe. Bientôt Nabila prendra distance de ses copains engagés qui méprisent ce qui pour elle est devenu capital : son théâtre parascolaire, ses cours de danse classique, hindoue et de baladi. Monter sur une scène devant un public, c’est devenu sa drogue et son rêve d’avenir, même si ces activités pratiquent en cachette de ses parents. Est-ce que l’interdit ne leur donne pas un attrait supplémentaire ?

Évidemment, cette passion et ses idées subversives ne favorisent pas son assiduité scolaire. Résultat : elle est renvoyée de son école et définitivement barrée dans toutes les institutions publiques. Une inscription dans une école privée, payée à contre-cœur par son père, ne fait pas de miracles. Décidément, cette fille ne rentre dans aucun moule comme c’est le cas de ses sœurs. Depuis l’âge de 15 ans d’ailleurs, elle sort avec les garçons dans un milieu où le certificat de virginité est encore de rigueur comme condition d’un mariage honorable.

À la première occasion, Nabila prend la direction de Tunis, la capitale, où elle suit une formation technique en communications téléphoniques au sein d’un groupe à très grande majorité masculine. Casse-cou, elle est la première volontaire à monter effectuer une réparation en haut d’un poteau téléphonique sous l’œil admiratif et envieux des garçons. Parallèlement à un emploi d’adjointe technique aux postes et communications, elle évolue dans une troupe de théâtre engagée professionnelle. Très vite, la recrue se fait applaudir par le public et gagne des prix. Une chose la chicote toutefois et la révolte : une comédienne, aux yeux des gens « bien » exerce un métier ambigu. Les hommes la recherchent comme maîtresse, mais ne veulent pas l’épouser !

Puis arrive, à l’improviste, un événement déclencheur du reste de sa carrière qui la mènera en France. Sa troupe tunisienne se jumelle à une troupe française de Saint-Étienne. Ensemble, on monte Les Troyennes, moitié en arabe, moitié en français. La pièce est successivement jouée à Tunis et en France. À Saint-Étienne survient un choc culturel heureux qui la marquera à jamais : elle découvre que le métier de comédienne peut être admiré et respecté. En évoquant ce moment, il lui échappe le mot dignité.

Dans la même ville aussi, elle va vivre un grand amour et un grand bonheur. Pendant un an ou deux, elle fera la navette entre Tunis et la France. Aujourd’hui encore, elle évoque cette période avec nostalgie.
Puis, s’amorce sa période québécoise. Par un heureux concours de circonstances, elle rencontre une cinéaste d’ici, Louise Carré, venue tourner un documentaire sur la situation de la femme tunisienne. Le montage du film commence à Tunis et sera complété à Montréal. Louise fait appel à Nabila pour l’assister dans ce travail. Les deux sympathisent et, de fil en aiguille, s’ouvre devant la Tunisienne la perspective de la grande évasion vers le Québec qui se concrétise en 1996. Plus que jamais, l’immigrante garde chevillée au corps la dévorante ambition de faire de la scène dans son pays d’adoption, consciente qu’il s’agit d’un sentier parsemé d’embûches. Mais qu’est-ce qui pourrait arrêter cette fonceuse ?

À son arrivée à Montréal, elle est d’emblée éblouie et grisée par l’inimaginable climat de liberté qui s’offre à elle. Les contraintes sociales, dont elle est encore imprégnée, sont quasi inexistantes. Elle peut faire tout ce qu’elle veut, mais du coup, se rend compte que cette chance offerte est en même temps un énorme défi. C’est bien beau de choisir, mais en fonction de quelles valeurs ? Quel sens donner à sa vie de comédienne ? Nabila constate d’ailleurs rapidement que ce climat de liberté de choix et d’expression ne favorise pas forcément ni une vie sociale riche, ni des rencontres significatives, ni la conquête du bonheur. Au contraire, elle voit autour d’elle beaucoup de solitudes juxtaposées alors que le milieu tunisien laissé derrière elle, malgré ses conformismes et ses contraintes sévères, baigne dans une atmosphère de convivialité. Paradoxe surprenant, sujet de réflexion et pourquoi pas d’un sketch humoristique !

Dans l’immédiat, Nabila doit s’acclimater au quotidien québécois et gagner sa croûte. Elle donnera des cours de danse orientale, ira faire elle-même du baladi dans des restaurants libanais ou marocains et, la nuit, dans des fêtes de mariage.

Pour s’insérer dans le milieu artistique québécois, elle s’inscrit à divers ateliers d’acteurs, dont le Dojo de Pol Pelletier.

Puis elle découvre l’École nationale de l’humour où elle est acceptée en 2001. Rude apprentissage pour celle qui n’a pratiquement jamais écrit en français, malgré son amour pour cette langue qui lui a ouvert de nouveaux horizons. Condensé en un an, le rythme du programme et des productions est effréné. Il faut créer et présenter un nouveau sketch chaque semaine. Pas facile non plus pour cette immigrante adulte de creuser son trou au sein d’une équipe de petits jeunes qui ont tellement d’affinités culturelles entre eux. Mais Nabila a du chien. Envers et contre tout, avec les encouragements de la directrice, elle réussit !

En 2002, les nouveaux diplômés de l’É.N.H. font une tournée en province de vingt représentations. Nabila y a sa niche. Déjà, le noyau d’un spectacle d’humour en solo est là qu’elle va développer avec son scripteur, Pierre Sévigny. Le résultat en est un premier spectacle intitulé J’arrive, représenté à plusieurs reprises au Théâtre de L’Esquisse en 2003. Son premier public est ravi. Ce spectacle se transforme et est programmé en 2005 dans le cadre du Festival du monde arabe à Montréal sous le titre accrocheur, voire provocant, de Arabe et cochonne, plutôt que Musulmane et cochonne. Il s’agit d’une suite de numéros, liés par de la danse au rythme d’un tam-tam. Cette soirée hilare force le public multiethnique à se prononcer : le spectateur est pour ou contre, car l’humoriste, dans la peau de différents personnages, même si elle rit d’abord d’elle-même, et qu’elle continue à prendre les Québécois comme cibles, fustige surtout avec virulence les régimes extrémistes musulmans à cause du sort réservé aux femmes... Certains spectateurs jugent qu’elle court après le trouble. D’autres la trouvent par contre très courageuse. Faudrait-il dire plutôt téméraire ? À ses propres yeux, Nabila Ben Youssef est conséquente avec elle-même, étalant sur scène, dans un grand éclat de rire, ses convictions intimes et profondes. Avec ça un verre de vin en public ? Pourquoi pas, alors qu’elle avoue prendre volontiers un verre en privé.

Le phénomène Nabila est intéressant à mettre en perspective. Quand l’humoriste utilise le terme cochonne, elle veut plutôt dire sensuelle et érotique. En jasant avec elle, on devine que son approche pourrait facilement se situer en droite ligne dans la tradition de nombreux poètes arabes qui, au cours des siècles, on écrit des textes exquis sur les femmes aimées, l’art de vivre, le vin et autres plaisirs de la vie. Toutefois, ces textes ont souvent été lus « sous la couverte ». Selon le poète d’origine syrienne, Adonis, cette veine de la culture arabe montre un regard amoureux sur la vie, que la religion officielle continue à vouloir étouffer. La société arabe suit deux chemins parallèles, un chemin libertin et secret, et un autre chemin ostensiblement religieux (1).

Pourrions-nous qualifier Nabila en ce sens comme humoriste libertine ? Elle est en tout cas en excellente compagnie.

En ce moment, elle travaille avec acharnement à un spectacle nouvelle mouture et plus étoffée, d’une durée d’une heure et demie. N’aurait-elle pas avantage à ajouter une autre dimension à ce qu’elle offre déjà : une touche d’humour traditionnel arabe, par exemple. Car ce courant populaire aussi existe depuis des siècles et est incarné par une figure partout célèbre en Afrique du Nord et au Proche-Orient, sous un nom spécifique à chaque pays : Jha en Tunisie, Goha en Égypte, et Nasr ed-Din en Turquie où il semble avoir vu le jour. Par ailleurs, la sagesse populaire tunisienne décrit avec une ironie acérée les qualités et les travers des humains à travers des proverbes frappés comme des médailles. Il se pourrait qu’il y ait de ce côté-là une mine d’or à exploiter.

Finalement, pourquoi la néo-Québécoise ne pourrait-elle pas se parer à l’occasion dans les atours de la merveilleuse Schéhérazade, la princesse des Mille et une Nuits qui doit sa survie à son talent exceptionnel de conteuse au point qu’elle tient le Sultan nuit après nuit en haleine ?

Nabila persiste et signe. Elle force notre admiration. Va-t-elle vraiment percer un jour comme stand-up féminin ? À ses yeux, la question ne se pose même pas. C’est OUI, aucun obstacle ne saurait arrêter cette battante talentueuse. Et nous serions les premiers à réserver un billet pour son prochain show. Je sais qu’elle nous attend.

(1) ADONIS et ESBER, Ninar. « L’Islam peut-il changer ? », Le Nouvel Observateur (Paris), du 9 au 15 mars 2006, p. 53.


Cet article est paru dans l'édition Été 2006 du Jumelé

1 commentaire:

Anonyme a dit…

bonjour,
j'ai beaucoup d'admiration pour Nabila! je suis une femme arabe et musulmane mais je suis très révoltée de la condition féminine dans les pays arabo-musulmans. Comme Nabila, je profites de liberté que me procure la vie au Québec, la liberté d'être soi-même avant tout! Merci Nabila d'oser être toi même en publique, tu es très inspirante!