lundi 17 septembre 2007

Entre les racines et les rêves
Les temps longs de l'adaptation

Monique TREMBLAY

Il y a 15 ans, ma voisine pakistanaise quittait son village pour rejoindre son mari à Montréal. Il l'avait précédée de quatre ans pour s'y établir et travailler. Dès l'arrivée de sa femme, il a décidé qu'ils s'installeraient dans un quartier francophone, pour échapper à la surveillance des rumeurs de village, bien présentes dans les quartiers d'immigration récente. Ma voisine apprécia cette décision, en raison de la liberté de mouvement et de circulation qu'elle lui permettait dans la ville. Devenue veuve depuis - d'un mari qu'elle a beaucoup aimé - et mère de quatre fils, elle a choisi de demeurer à Montréal et d'y finir ses jours.

La vie de ce couple fut jalonnée d'une suite d'adaptations entre leurs racines et leurs rêves. Certaines d'entre elles ont retenu mon attention.
Monsieur a adopté les vêtements d'ici alors que madame conservait ses vêtements traditionnels.

Voulant que leurs fils soient des Québécois, ils se sont liés d'amitié avec des familles de leur voisinage, québécoises de toutes origines et parlant français.

Monsieur cuisinait pour la famille des plats appris au travail - spaghetti, déjeuners granola, pizza halal - madame préparait des plats appris dans sa jeunesse. Musulmans, croyants du coeur plus que de la forme, ils fréquentaient des musulmans dans les fêtes comme dans les occasions d'entraide du quotidien. A l'âge de 18 ans, leur fils aîné a épousé au Pakistan une jeune fille choisie par son père. Les deux jeunes se sont fréquentés quelques temps avant le retour du jeune homme au Québec. Pendant la longue procédure du parrainage, ma voisine s'informait des CEGEPS où la jeune femme pourrait poursuivre ses études en français, apprendre "un bon travail" pour bien gagner sa vie. Elle a rêvé pour sa bru d'une vie qu'elle imaginait, empreinte de fidélité à la tradition et ouverte sur une réussite moderne qui rejaillirait sur toute sa famille et sur elle, la belle-mère. Elle s'est préparée avec enthousiasme à la guider dans son acclimatation au Québec.

Après le décès de son mari, l'adaptation de ma voisine s'est accélérée. Femme d'une grande ouverture aux autres et d'une incroyable sociabilité, elle a demandé et obtenu la collaboration de ses voisins. Elle a pu aussi compter sur la bonne volonté du personnel des institutions publiques et privées. Ainsi, l'agent de la Sécurité du Revenu a accepté qu'une voisine l'accompagne dans ses démarches téléphoniques et en personne. Elle a pris le temps nécessaire pour comprendre au fur et à mesure ses droits et ses devoirs. Les professeurs de ses fils, touchés par les efforts qu’elle déployait pour s'exprimer en français et la reconnaissant comme une mère engagée dans la réussite de ses garçons, prenaient à leur tour le temps de lui expliquer l'aide dont ceux-ci avaient besoin. Une voisine professeure donnait un coup de main selon les circonstances.

Le changement le plus radical auquel elle eut à faire face, fut la nécessité d'assumer le rôle de cheffe de famille.

Elle a revêtu une position d'autorité, qu'elle exerçait déjà sous la responsabilité de son mari et que ses fils ont reconnue, en raison du respect que leur père lui manifestait de son vivant. Plus difficile encore, elle a pris en charge les liens de la famille avec le monde extérieur, le monde public. De toutes les adaptations, c'était pour elle la plus exigeante, la plus complexe et surtout la plus éloignée de son rôle traditionnel. Pour l'aider à accomplir ce changement qui lui apparaissait comme une montagne infranchissable et lui occasionnait parfois d'innombrables maux de tête, je lui racontais l'histoire des femmes de ma parenté qui avaient affronté des défis semblables.
Avec toutes ses énergies, son courage, sa détermination, pour ses fils, pour sa bru et pour elle, elle a appris. Sa fierté actuelle est à la mesure de ce qu'elle a accompli. Ses efforts on porté fruit.

Témoin et actrice aux côtés de ma voisine de certaines de ses démarches, j'ai constaté que nos relations avec les institutions publiques et l'entreprise privée sont compliquées et parfois décourageantes. Leur succès dépend de notre patience, de notre détermination et surtout de notre capacité à en comprendre les règles, le fonctionnement et à nous en faire comprendre. Une bonne maîtrise de la langue parlée est ici une nécessité absolue.

L'histoire de ma voisine illustre quelques aspects d'un processus continu d'adaptation à la vie d'ici. Là où le support du voisinage et l'ouverture des institutions manquent, et ils manquent souvent, les groupes communautaires au service des immigrants et des réfugiés jouent un rôle indispensable de médiation et de mise en relations pour que l'adaptation soit possible.



Selon un proverbe africain il faut un village pour éduquer un enfant. Je dirai qu'il faut une communauté et des institutions qui y mettent du temps pour rendre possible l'intégration d'une famille de nouveaux arrivants. Il faut aussi le temps long de deux générations pour nous adapter les uns aux autres avec un certain bonheur. Alors prenons notre temps et acceptons de nous découvrir mutuellement petit à petit comme il sied aux relations que nous voulons riches et fécondes. Prenons le temps d'être civils, c'est-à-dire de construire une cité commune dans le respect les uns des autres. Ce respect de tous les êtres humains que nos Chartres promeuvent et défendent, ce respect dont nous avons tous besoin pour nous faire confiance, donner le meilleur de nous et continuer à construire un Québec où il fait bon vivre.

Cet article est paru dans l'édition Printemps 2007 du Jumelé

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