mercredi 28 novembre 2007

Double minorité:
hommes immigrés et éducateurs à la petite enfance

Blandine Philippe


1976, le général Videla s’empare du pouvoir argentin. Une répression très dure s’engage alors contre les mouvements d’opposition se manifestant par des exécutions et la pratique de la torture. Plusieurs dizaines de milliers de personnes disparaîtront sous les armes de la junte militaire. Une situation insoutenable, obligeant Alberto Iscla à quitter précipitamment le pays avec sa femme Alicia et leur jeune garçon de quatre ans.

Sensiblement à la même période, de l’autre côté de l’océan Atlantique, le Kenya coule tranquillement les assises de son indépendance acquise quelques années plus tôt, tandis qu’un des ses enfants, Francis Augustin, quitte avec sa mère le pays de la « terre des lions » pour venir s’installer au Québec.

25 ans plus tard, le cœur d’Alberto continue de vibrer aux rythmes du tango, celui de Francis continue à faire écho aux traditionnels dictons africains.

Deux continents et deux histoires, uniques, brassées par les flots du voyage et du déracinement, deux cultures qui se mélangeront à leur pays d’adoption, et puis à celui d’un territoire commun, celui de la petite enfance.
« Les enfants sont purs, spontanés surtout, sans arrière-pensées et naturels. Je trouvais cela magnifique. » confie Alberto. Pour Francis, le sentiment est le même : « Les enfants ont cette manière de te montrer qui tu es. Ils sont spontanés, honnêtes… ils observent, sont curieux, cherchent la vraie raison des choses… Je me suis beaucoup découvert à travers eux. »

À son arrivée au Québec, Francis grandira dans le quartier Rosemont à Montréal, parmi d’autres enfants, principalement néo-québécois, ses pairs comme il les appelle, soit des enfants d’autres communautés culturelles, italienne ou haïtienne par exemple. Il se souvient avoir eu des difficultés de concentration en classe, ce qu’il explique avant tout par une absence d’identification à son passé. « Ma mère a vécu des expériences difficiles qu’elle a tenté d’oublier en voyageant et en émigrant. C’est éprouvant pour elle de revenir sur son passé, ce qui entraîne pour moi le problème de savoir d’où je viens, et la difficulté d’acquérir un espace à moi. » Ne te penche pas sur ton passé, vis plutôt le moment présent, cela va t’amener à te découvrir toi-même au fur et à mesure que tu grandiras, telle était l’approche préconisée par sa mère.

De son côté, Alberto sera orienté vers Ville-Lasalle par le gouvernement canadien, dès son arrivée à Montréal.
« On est arrivé en avril, il neigeait et il faisait froid. Au début, il a fallu s’habituer au climat, à la langue, à la nourriture, aux horaires… des choses qu’on arrivait tranquillement à apprivoiser. Ainsi, la première année en fut une de découvertes, car tout était neuf. La deuxième année fut la plus ardue : l’étape de l’adaptation commence. Pas évident.. Je refusais de vivre en ghetto avec d’autres Latino-Américains car les ghettos ne favorisent pas l’intégration. Ils te protègent tout en t’isolant. On a donc décidé de quitter Ville-Lasalle où il y avait beaucoup de réfugiés salvadoriens, guatémaltèques, polonais et d’autres nationalités de l’Europe de l’Est, et nous nous sommes installés dans Hochelaga-Maisonneuve. »
Alberto travaillait alors dans un restaurant quand la garderie de son fils lui offre de faire quelques remplacements : il ne savait pas encore qu’une nouvelle carrière s’offrait à lui et qu’il ressentirait instantanément la piqûre pour ce petit monde.

Une croisée de chemins presque similaire se présente à Francis. Il fait lui aussi ses premiers pas en garderie à titre de remplaçant, avant de décider de poursuivre, tout comme Alberto, les cours en technique de service de garde à l’enfance au Cégep du Vieux Montréal.
Voilà deux hommes, de générations différentes, issus de communautés culturelles, plongés dans un milieu de travail presque exclusivement féminin, au cœur de ce nouveau Québec pluriel.

Pour Francis, le premier contrat a été laborieux. Se plonger dans le monde du travail, découvrir les enfants, changer régulièrement de groupe d’âge depuis les poupons à ceux de cinq ans, côtoyer des éducatrices ayant de l’ancienneté… autant d’adaptations multiples : « Même sans culture personnelle, j’avais de la difficulté à m’acclimater à la culture québécoise, dans un milieu de travail où peu de communautés culturelles sont représentées. Il m’était dur de saisir certaines manières d’agir, alors que je voulais toujours comprendre la vraie signification des choses au-delà des mots et des apparences. Moi, un homme, j’étais plongé dans un milieu de femmes et de plus, je suis noir… Me voilà en face d’une foule de petites barrières, confronté bientôt à ma peur des préjugés. J’ai ressenti tellement de peurs qui persistent d’ailleurs aujourd’hui. Je crois que la peur s’atténue seulement si on refuse de voir les vraies choses, c’est-à-dire le racisme, la discrimination et les préjugés. Alors là, oui, tout va bien. Par contre si on regarde la réalité en face, alors on est obligé de veiller à ce qu’on dit et à ce qu’on fait. »

Au cours de ses premières expériences en garderie, combien de fois Francis n’a-t-il pas ressenti de la méfiance à son endroit? Combien de fois l’ombre de préjugés n’a-t-elle pas plané autour de questions sur l’homosexualité ou la pédophilie au point d’en assombrir ses relations professionnelles? Combien de fois son entourage ne s’est-il pas questionné sur les motifs de son amour des enfants, et combien de fois n’a-t-il pas été invité à souper par des éducatrices ou même par des parents dans l’intention de le tester à ce propos?
Or, la première fois était déjà de trop.
Depuis lors, Francis doit faire extrêmement attention, car tout peut être interprété de travers. Une petite blague adressée à un enfant pourrait arriver tout différemment aux oreilles de ses parents… et dans ce cas, tout serait possible.
Bref, du fait qu’il est un homme noir en garderie, Francis se retrouve acculé à un qui-vive quasi-permanent, comme s’il marchait sur des œufs.

Et pourtant, cet éducateur n’a jamais eu quoi que ce soit à se reprocher dans son milieu de travail. Bien au contraire. Pour l’avoir vu à l’œuvre, j’ai constaté qu’il a vraiment le tour avec les petits bouts de chou. Parents et responsables de garderie l’apprécient. Mais curieusement, aucune permanence ne lui a encore été offerte, malgré ses dix années d’expérience. À ses yeux, certains centres de la petite enfance refusent encore délibérément d’engager des hommes et a fortiori, des hommes de couleur.

De son côté et en vingt ans de carrière, Alberto n’a pas été confronté aux mêmes complications que celles décrites par Francis. Comme il le dit lui-même, « si je n’ouvre pas la bouche, je peux passer pour n’importe qui. » Il faut noter qu’à ses débuts, l’équipe éducative de la garderie La Ruche, la sienne, comptait déjà deux hommes. Alberto était par ailleurs marié et père de deux jeunes enfants. Les réactions qu’il pouvait observer étaient davantage celles d’une agréable surprise, amenant même certains parents à lui demander d’apprendre des mots et des chansons en espagnol aux enfants.

Néanmoins, Alberto reconnaît au sujet de l’intégration : « Pour certaines minorités, c’est très difficile. Si l’on regarde la population noire par exemple, et diplômée, rien ne justifie le problème d’intégration qu’elle vit, car dans ce cas, ce n’est pas la compétence qui est en jeu. Quant a moi, je n’ai que rarement ressenti de la discrimination. Mais je sais que celle-ci peut être vraiment méchante, enveloppée parfois de subtilité. Elle ne dit pas « moi, je n’aime pas les Noirs, je n’aime pas les Juifs, ou je n’aime pas les étrangers ». Non, elle peut t’offrir un beau sourire tout en te poignardant dans le dos. Et ce n’est pas toi qui seras engagé, malgré tes compétences. Ce genre de situation, ma femme Alicia l’a vécu. »

Fruits d’une intégration parfaitement réussie, les enfants d’Alicia et d’Alberto, diplômés et trilingues, volent à présent de leurs propres ailes. Ils se situent dans la continuité de la chaîne de vie, et ils ont la chance et le goût de se plonger dans l’histoire mouvementée de celles et ceux qui les ont précédés. Ainsi, ils découvrent une sorte de voyage permanent et de déracinement, à travers plusieurs époques et continents. Il y a les arrière-grands-parents, paysans italiens, venus travailler dans les récoltes de café au Brésil… un grand-père gitan andalou, à la peau basanée … un père espagnol, réfugié en Argentine au moment de la guerre civile… jusqu’à leur propre parcours vers l’Amérique du Nord. Comme si l’histoire humaine se répétait sans cesse, sous d’autres latitudes, et qu’il fallait sans cesse trouver à se nicher en sécurité avant de tenter de se rebâtir à nouveau au sein de diverses sociétés d’accueil.
Et si on lui demande à quel pays il se sent attaché, Alberto Iscla répondra : « Au sujet de la patrie, je reprendrais une phrase de Jacques Brel : pour moi la Belgique, c’est quand je rentrais dans le corridor de la maison et que je sentais la confiture que ma grand-mère préparait. Pour moi, ma patrie, c’est la musique et le tango, les sentiments, les petites choses, les odeurs et les couleurs. Je pense qu’il faut avoir quitté son pays, regarder en arrière, pour se rendre compte de ce qu’est une patrie. »

Cet article est paru dans l'édition Automne 2006 du Jumelé.