lundi 12 novembre 2007

Les enfants de l’avenir
Centres de la petite enfance en changement

Blandine PHILIPPE

Quand Isabelle Pierre chantait en 1970 « Les enfants de l’avenir », elle ne se doutait certainement pas que sa poésie serait annonciatrice de changements si rapides, observables aujourd’hui dans le milieu des services de garde à la petite enfance.

Les enfants de l’avenir
se feront des chansons de couleur
les enfants de l’avenir
vont savoir naviguer aux feux planétaires


Au CPE Les Amis promis, Étienne Anglehart, cuisinier originaire de la Gaspésie, égrène patiemment la semoule de couscous pour ses soixante petits clients. Au même instant, au CPE La Ruche, la fricassée de tofu fume dans les assiettes des soixante-quinze bambins, remplaçant du même coup le jambon ou la traditionnelle côtelette de porc. À quelques kilomètres de là, au CPE Saint-Denis, des petits Cambodgiens apprennent à prononcer le mot fajitas, tandis que leurs camarades mexicains savourent des chapatis.

Nous sommes à Montréal, pour une traversée spectaculaire des couleurs de notre nouvelle jeunesse, guidés par les feux planétaires, de Côte-des-Neiges, à Hochelaga-Maisonneuve en passant par Rosemont.

"J’étais perdu… entre le jambon, la viande de porc, la viande halal, les diverses restrictions, intolérances et aussi allergies alimentaires."



« La première fois que j’ai du préparer les menus, partage Étienne, je ne savais pas qu’on aurait autant d’enfants musulmans. J’ai dû m’y prendre à trois et même à quatre reprises avant de parvenir à les établir. J’étais perdu… entre le jambon, la viande de porc, la viande halal, les diverses restrictions, intolérances et aussi allergies alimentaires. Il m’a fallu également faire preuve d’ingéniosité face à certains produits habituels que je ne pouvais plus utiliser dans mes recettes, tels la guimauve qui contient de la gélatine dans laquelle il y a du porc, ou encore le jello qui lui aussi contient de la gélatine. Finalement, j’ai consulté la nutritionniste de notre CLSC ! »

Étienne n’en était pourtant pas à sa première batterie de cuisine, comptant une vingtaine d’années de métier dans des milieux aussi divers que le Palais de justice, des institutions religieuses et d’autres CPE en région. Mais aujourd’hui c’est différent : il prend conscience, sur le terrain, de l’immense pluralité culturelle du quartier Côte-des-Neiges dans lequel il travaille, où la moitié de sa population est composée d’une immigration récente et qu’il apprivoise tranquillement depuis une année. À son CPE, 90 % des enfants sont de parents nouvellement arrivés et représentent une douzaine de pays différents.

« Au début, précise Étienne, les parents étaient un peu inquiets et aussi gênés sans doute. Ils se demandaient comment j’allais composer avec les restrictions alimentaires de leur enfant. Il m’a fallu les mettre en confiance et leur faire comprendre que mon métier n’est pas de juger mais de respecter. » Une relation de confiance s’établit. Étienne se montre intéressé à comprendre certains rites culturels spécifiques, le principe de la viande halal et des prières qui l’accompagnent par exemple. De leur côté, les parents viennent le rencontrer pour dialoguer et repartent parfois avec la recette du pâté chinois ou de la sauce à spaghetti. Une qualité d’échange qui nourrit Étienne, lui qui n’avait jusqu’alors jamais été confronté à cette réalité dans d’autres CPE, la proportion d’immigrants installés sur l’Île de Montréal étant encore relativement concentrée dans certains de ses quartiers.

Néanmoins, les couleurs des quartiers évoluent progressivement, bouleversant parfois les repères du milieu de la petite enfance, qu’ils soient de nature culinaire, pédagogique ou encore d’ordre communicationnel. Ce milieu semble en effet révéler, avec plus de justesse et de précisions que ne le font les études sociodémographiques actuelles, le renouveau culturel qui se dessine au Québec.

"Il nous faut de plus en plus parler en anglais, bien que certaines éducatrices acceptent encore difficilement de devoir parler aux parents dans une autre langue que le français."


Identifié comme un des bastions les plus francophones de Montréal avec près de 95 % de sa population parlant le français, le quartier Hochelaga-Maisonneuve situé dans l’Est de Montréal, n’échappe pas à ces changements. Sa population immigrante représente à présent 12 % de ses résidents. Dans les garderies, la proportion peut atteindre 30 %.

Carole Barbeau, directrice du CPE La Ruche note des changements notables dans ce sens depuis les six dernières années. Sur la liste d’attente, les nouveaux arrivants deviennent majoritaires. Et à partir du moment où, dans son installation, les enfants musulmans ont représenté près de 20 % de sa clientèle, il a été décidé de faciliter le travail en cuisine en y bannissant la viande porc.

Ce choix semble relativement unanime au niveau des centres de la petite enfance.
Le personnel comprend, apprend et s’adapte, au même titre que « la clientèle semble essayer de s’adapter à la société québécoise, » précise Carole Barbeau.

Les repas ne sont qu’un des multiples aspects de cette nouvelle mixité culturelle. L’approche auprès des parents et au niveau des services offerts est également amenée à évoluer. « On a à cœur d’établir une bonne communication avec les parents. Si le contact quotidien du personnel éducatif auprès des enfants se fait en français, ce n’est pas forcément le cas auprès des parents. Il nous faut de plus en plus parler en anglais, bien que certaines éducatrices acceptent encore difficilement de devoir parler aux parents dans une autre langue que le français » explique Madame Barbeau.

"(...)Une spécialiste de la diversité culturelle pour donner une formation aux éducatrices afin qu’elles soient mieux outillées pour aborder les parents".


Mais au-delà des mots et de la langue, il y a l’incontournable question de la différence culturelle. Andréia Bittencourt, directrice d’un CPE dans Côte-des-Neiges, témoigne :

« J’ai aussi travaillé à Ville-Émard qui, il y a encore peu de temps, était très québécois. Les éducatrices y étaient essentiellement québécoises. Aujourd’hui ce quartier devient de plus en plus multiethnique. Les éducatrices en place ont commencé à avoir de la difficulté à gérer le quotidien et à communiquer avec les parents. J’ai dû faire venir une spécialiste de la diversité culturelle pour donner une formation aux éducatrices afin qu’elles soient mieux outillées pour aborder les parents et aussi pour mieux intervenir auprès des enfants. À titre d’exemple, elle nous a expliqué que si les Québécois sont très directs dans leur manière d’aborder un échange (Bonjour, ça va bien, demain il faut apporter des couches ou encore Bonjour, ça va bien, regardez, vous n’êtes pas à l’heure), cette manière de faire ne correspond pas aux codes de communication de plusieurs communautés. On a donc appris à aborder les parents différemment: Bonjour, comment ça va ? Avez-vous passé une bonne fin de semaine ? Est-ce que la famille va bien, les enfants, les autres bébés, est-ce que tout se passe bien ? »

Ces éléments du quotidien sont subtils et importants à comprendre. Beaucoup de préjugés ont ainsi pu être déconstruits, permettant de créer une toute autre atmosphère entre parents et éducatrices. Dans leur grande majorité, celles-ci sont ouvertes à la différence, mais elles ne savent tout simplement pas toujours comment s’y prendre.

Dans ce contexte, le Regroupement des Centres de la petite enfance de l’Île de Montréal offre à l’ensemble du personnel des CPE des formations orientées sur cette thématique. À titre d’exemple, l’atelier « Moi, toi… et nos deux cultures » aborde la relation adulte/enfant et ses influences au quotidien, en l'intégrant au travail éducatif auprès des enfants d'origines diverses. L'enfant de 0-5 ans issu d'une autre culture est placé au cœur de ces discussions.

Lors de l’implantation récente des garderies en milieu familial, 75 % des éducatrices étaient des nouvelles immigrantes


Il est à noter que les garderies les plus anciennes disposent généralement d’une équipe pédagogique ayant la même ancienneté. Les éducatrices y sont pour la plupart québécoises de naissance. Au CPE La Ruche, crée en 1976, un seul membre du personnel est issu de la nouvelle immigration. Par contre, lors de l’implantation récente des garderies en milieu familial, 75 % des éducatrices étaient des nouvelles immigrantes. Au CPE Les Amis promis, ouvert il y a tout juste une année, neuf des treize employées, soit 70%, sont nées à l’extérieur du pays. Au CPE Saint-Denis, sur les 39 employés permanents et occasionnels, seulement 12, soit à peine le tiers, sont nés au Québec.

"Dans mon personnel éducatif immigré, j’ai des travailleurs sociaux, psychologues, avocates ou encore ingénieures".


Au moment même où le milieu de la petite enfance manquait cruellement de personnel, le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles présentait cette filière comme possibilité d’emploi aux femmes qui arrivaient au pays. Pour la plupart diplômées d’autres secteurs d’activités, ces nouvelles éducatrices se sont repliées vers cette filière « facilement accessible » de la petite enfance car leurs diplômes étrangers ne sont pas reconnus.

Mirea Henriquez, directrice du CPE St-Denis explique : « Dans mon personnel éducatif immigré, j’ai des travailleurs sociaux, psychologues, avocates ou encore ingénieures, qui arrivent avec des diplômes mais qui ont de la difficulté à travailler dans leur domaine et qui du même coup cherchent à faire autre chose. Notre cuisinière mexicaine était travailleuse sociale dans son pays et se résigne à présent en déclarant : je fais ce que je peux faire ici !

Que ce soit dans Côte-des-Neiges, Rosemont ou Hochelaga-Maisonneuve, le constat est le même : les candidatures spontanées, pour ouvrir une garderie familiale ou intégrer une installation gérée par un CPE proviennent de femmes immigrantes dans 85 % des cas.

Cette diversité est désormais du domaine de l’acquis


Serions-nous à la veille d’une minirévolution culturelle dans le monde de la petite enfance ? Enfants et éducateurs proviennent dorénavant d’horizons aussi multiples qu’il y a de pays. Là encore, le consensus des propos recueillis est frappant : tous s’accordent à dire que l’on est en présence, tout simplement, de la réalité québécoise d’aujourd’hui, dans un contexte pluriculturel et que c’est cela vivre la vraie réalité, sous-entendant que cette diversité est désormais du domaine de l’acquis.

Certains parents s’inquiètent parfois. Leur crainte principale se situe avant tout au niveau de l’apprentissage de la langue française. Ils peuvent appréhender qu’une éducatrice dont la langue maternelle n’est pas le français ne puisse offrir l’environnement linguistique auquel ils seraient en droit de s’attendre.

Pour d’autres au contraire, voilà une occasion unique dont ils souhaitent voir bénéficier leur enfant. « Des parents nous font savoir qu’ils veulent profiter de nos éducatrices hispanophones pour que leur jeune enfant apprenne l’espagnol ! s’enthousiasme madame Henriquez. On a donc élaboré un projet pédagogique dans ce sens, incluant des enregistrements de chansons en espagnol pour les parents. Ces derniers nous précisent qu’ils parlent de toute manière en français à la maison avec leur enfant. Les parents étaient très ouverts. »

Dans la foulée, Mirea Henriquez initiait un autre projet novateur au CPE St-Denis, en réalisant un guide sur les habitudes alimentaires qui tienne compte des origines culturelles variées de sa clientèle, tout en les initiant à la vie quotidienne du Québec.

Au-delà des chansons de couleur et des feux planétaires, parions que nos jeunes Québécois, les enfants de l’avenir, nés ici ou ailleurs, sauront bâtir une société dont on ne peut pas encore soupçonner ni le langage ni la couleur : leurs rêves de demain…

Cet article est paru dans l'édition Automne 2006 du Jumelé